Outre les biens matériels et les caractères physiques, nous héritons de nos parents et de nos ancêtres, de valeurs, de visions du monde, de modes de vie, d’une mentalité, de goûts, de modalités d’interactions, de comportements, de traits de personnalité, de mécanismes de défense, de dispositions émotionnelles, de missions,… Cette transmission atavique, qu’elle soit d’origine environnementale et/ou génétique, fait que nous leur ressemblons, plus ou moins fort, que nous le voulions ou non. Certains de ces héritages sont conscients, d’autres inconscients. Anne Ancelin Schützenberger (2004) distingue les transmissions intergénérationnelles des transmissions transgénérationnelles. Les transmissions intergénérationnelles se réfèrent à des contenus conscients hérités, accessibles, élaborés et élaborables. Ces contenus sont connus de tous, qu’ils soient parlés ou non : être notaire de père en fils, avoir le sale caractère de sa mère, …. En revanche, les transmissions transgénérationnelles concernent les héritages invisibles, inconscients. Ce sont donc des contenus non élaborés et plus ou moins interdits d’élaboration qui peuvent se transmettre de génération en génération sans être parlés. Ces « impensés familiaux » concernent des traumatismes passés non élaborés dont on ne parle plus, et peuvent prendre la forme de non-dits ou de secrets de famille. Ils peuvent remonter à plusieurs générations mais influencent pourtant encore sournoisement les « héritiers ». La transmission est traditionnellement envisagée comme un processus passif. Nos ancêtres et nos parents nous lèguent des biens et des caractéristiques physiques et psychologiques. Nous en héritons apparemment passivement. Pourtant, dans Faust, Goethe écrit : « ce que tu as hérité de tes parents, acquiers-le pour le posséder ». Il laisse ici entrevoir que l’héritage n’est pas qu’un fait passif mais qu’il comporte une composante active. Pour devenir des individus tout à la fois libres, autonomes, responsables et inscrits dans leurs filiations, dans leurs appartenances, nous aurions à effectuer un travail de tri, d’actualisation et d’appropriation active de nos héritages. Parcourons successivement les trois types d’héritage familiaux : matériel, psychiques, conscients et inconscients. L’héritage matériel Voyons ce que l’héritage matériel comporte d’enjeux psychologiques. Suivons Lydia Flem, psychanalyste et écrivaine, qui traite de cette question dans son très beau livre : « Comment j’ai vidé la maison de mes parents ? ». Lydia Flem écrit ce livre à la mort de ses parents. Elle se retrouve aux prises avec des sentiments multiples, violents et confus lorsqu’elle reçoit leur héritage et doit vider, seule car fille unique, leur maison. Elle parle d’« orage émotionnel » pour qualifier ce vécu douloureux, ambigu, ambivalent et coupable : « Combien d’entre nous se sentent-ils emportés par des vagues d’émotions souvent inavouables ? Comment oser raconter à quiconque ce désordre de sentiments, ce méli-mélo de rage, d’oppression, de peine infinie, d’irréalité, de révolte, de remords et d’étrange liberté ? (…) Comment ne pas se sentir méprisable alors que la colère, la rancune, la haine même nous envahissent à l’égard du défunt ? » (p. 9). Vider la maison de ses parents dans ce contexte émotionnel, ce n’est pas rien ! Pour Lydia Flem, c’est la tâche la plus lourde d’affects multiples. Les objets d’une maison sont chargés d’histoire, de souvenirs, bons et mauvais, d’émotions. Comment s’acquitter de cette tâche sans « se sentir coupable de forcer leur intimité, d’entrer dans leur chambre sans frapper, de dévoiler leurs petites ou grandes manies, leurs excentricités, leurs blessures, de faire effraction dans cette part d’eux qu’eux-mêmes n’entrevoyaient sans doute pas et qui se dévoilait impunément à mes regards ? » (p. 67) « Comment faire le vide dans la maison de nos parents sans se sentir terriblement coupable d’y puiser tout ce dont nous avions pu souhaiter nous emparer (…) ? » (p. 67) « Mes parents vivants ne m’ont pas offert ce joli tapis d’Orient dont j’avais fort envie, pourquoi y ai-je droit maintenant qu’ils sont morts ? Ils n’ont pas voulu m’en faire cadeau, comment puis-je le prendre sans avoir le sentiment de leur forcer la main, de les abuser, de les dépouiller ? » (p. 22) Lydia Flem a le mérite d’oser les mots pour ces sentiments « honteux » dont trop souvent on se détourne au plus tôt et que l’on garde cadenassés en soi. Pouvoir reconnaître ces sentiments comme humains, les accepter, aide à les élaborer, pour faire son deuil, continuer à vivre, et retrouver progressivement un peu de légèreté. Lorsque l’on vide la maison de ses parents, il faut, trop vite souvent, faire des choix entre tous ces objets. Trop vite, selon moi, car on n’a pas le temps de les faire siens. D’abord car hériter n’est pas toujours un don. Lorsque les parents ont rédigé un testament, les choses sont un peu plus aisées. Tous ces biens, ils les lèguent, ils ont eu la volonté de les transmettre à leur descendance. Mais en l’absence de dispositions testamentaires, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un don. Comment recevoir des choses qui ne m’ont pas été données ? « L’héritage, à l’inverse du don, ne suppose aucun désir, ne traduit aucune intention à notre égard », dit L. Flem (p. 21). « Comment se peut-il que l’héritage nous autorise en un instant radical à nous saisir de ce qui n’était pas à nous quelques heures plus tôt, à en obtenir la plus totale jouissance, sans restriction, sans transgression ? » (p. 20). Ce travail d’appropriation psychique prend du temps. Comme le temps psychique ne correspond pas au temps juridique, l’impression d’être un imposteur, un prédateur peut envahir les héritiers. Vient ensuite la question du mérite. « Suis-je digne de cet héritage ? », « ai-je été une assez bonne fille/un assez bon fils ? », « en ai-je fait assez pour mes parents ? », « ai-je été assez loyal(e) ? », « ai-je donné assez (affectivement entre autre) pour recevoir cela ? ». Parfois aussi, dans la répartition des biens, il arrive qu’on laisse la priorité aux frères et sœurs moins investis, comme une ultime compensation nécessaire. Le mérite peut aussi se concevoir dans l’autre sens : « mes parents méritent-ils que je reprenne leur héritage ? ». Un héritage peut s’accepter mais aussi se refuser. La balance d’équité (Boszormenyi-Nagy, 1973) qui mesure l’équilibre entre ce qui a été donné et reçu, entre les dettes et les mérites, se met en branle. Le matériel peut-il compenser l’affectif ? Les enjeux psychologiques et relationnels interfèrent évidemment avec la liberté à recevoir. Car il s’agit là d’éthique relationnelle (Boszormenyi-Nagy, 1973). En ce qui concerne les meubles, les immeubles, les objets dont ceux à forte connotation affective (souvenirs, photos, correspondance, petits objets fétiches, journaux intimes, …), les héritiers doivent décider de leur destin, parfois en concertation avec leurs frères et sœurs. Quatre options s’offrent à eux : donner, jeter, vendre ou garder. Ce choix est souvent tiraillant. Comment se débarrasser de certains objets sans avoir l’impression de liquider le passé de ses parents, voire le sien ? Jeter est difficile, vendre peut-être pire encore. Dans ce choix, à qui les héritiers vont-ils être loyaux ? À leurs parents, à eux-mêmes, à certains membres de la famille, à leurs enfants ? Devant quel tribunal intérieur affrontent-ils cette épreuve ? Pour certains, la préoccupation du souhait des parents l’emporte : « qu’auraient-ils aimé que je garde ? De quoi auraient-ils toléré que je me débarrasse ? ». Cette priorité peut être renforcée par le fait qu’ils ne se sentent pas encore vraiment propriétaires de ces objets. Ils n’ont pas encore eu le temps de les faire leurs. Mais alors, à ce stade, qui en est propriétaire ? Même si les choses sont claires au plan légal, au plan psychologique, on peut être en plein no man’s land. Encore les parents ? Eux-mêmes, avec leurs frères et sœurs ? Leurs enfants ? La postérité ? Cette dernière option fait d’eux de simples passeurs et leur permet de différer le délicat problème du positionnement personnel dans l’appropriation de l’héritage. Pour d’autres, le souci de rester fidèles à leurs goûts personnels, à leur style personnel primera : « à quoi bon installer chez moi tous ces meubles en chêne foncé, moi qui n’aime que le bois clair » ? D’autres encore se préoccuperont du jugement de tiers témoins de leur histoire familiale : « que vont penser les cousins si je me débarrasse de cette table autour de laquelle nous avons partagé tant de repas de famille, même si pour moi ce ne sont pas que des bons souvenirs ? ». De tous ces conflits de loyauté, on ne sort certes pas indemne. On devine, à la lumière de ces réflexions, qu’un héritage ne se reçoit pas passivement mais s’acquiert. Cela nécessite un travail psychique important de conciliation entre loyauté à soi et aux défunts. Si tout cela est déjà si complexe avec les biens dont nous héritons, qu’en est-il des héritages psychiques, conscients et surtout inconscients ? Les héritages psychiques conscients L’enfant qui naît est d’emblée inscrit dans une filiation, dans une lignée, ou plus exactement une double lignée, la maternelle et la paternelle. Le bain familial dans lequel il tombe va l’imprégner, le construire. L’enfant va épouser de manière involontaire sa culture familiale : des manières de penser, de sentir, de se comporter et d’interagir qui vont donner un style familial. Le nouveau-né reçoit une double mission : d’une part, il doit se constituer comme sujet, progressivement s’individuer, construire sa personnalité, donc se différencier. D’autre part, il doit être porteur du modèle familial, de ses valeurs pour en assurer la perpétuation. Il est un maillon d’une chaîne, il hérite de ses parents et de ses ancêtres et transmettra plus tard à la postérité. Donc, il oscille entre appartenance et différenciation. Comment transcender cette apparente contradiction ? Comment concilier loyauté et créativité ? Les membres d’une famille sont reliés par un pacte implicite qui permet d’assurer la continuité de la chaîne et de transmettre le modèle familial. Piera Aulagnier (1975) a appelé ce pacte implicite « contrat narcissique ». Grâce à lui, l’enfant reçoit ainsi une place dans une famille, un nom, une identité, une éducation, une appartenance et la protection qui l’accompagne, autant d’éléments qui concourent à sa croissance et à son développement. C’est, comme le dit Catherine Ducommun-Nagy (2006), une sorte de « filet de sécurité ». En échange de quoi il reprend à son compte les idéaux familiaux et se prépare à les transmettre, assurant ainsi la perpétuation du modèle familial. Les individus de la chaîne sont ainsi liés par une dette, une dette jamais soldée qui se transmet de génération en génération afin d’assurer la pérennité du clan. Je te suis redevable pour tout ce que tu m’as transmis. Le non acquittement de la dette serait donc le moyen d’assurer la perpétuation des valeurs du groupe. L’enfant se soumet généralement aisément à ce pacte jusqu’à l’adolescence où un mouvement de différenciation voit le jour. L’adolescent se dégage du groupe familial pour s’affilier à d’autres groupes, la bande de copains notamment. Son sens critique se développe. Il cesse de se soumettre à la contrainte parentale qui lui dictait ce qu’il devait faire et penser. Il commence à questionner le modèle de sa famille pour progressivement tenter de se trouver lui. L’adolescent doit peu à peu s’individuer, s’autonomiser. Que va-t-il reprendre à son compte de l’héritage familial ? Que va-t-il inventer de personnel ? Ce processus de subjectivation, d’émergence d’un soi autonome, prend du temps et passe souvent par un temps mort. Le concept de « pot au noir » de D.D. Winnicott me semble très édifiant à ce sujet. Issu du vocabulaire maritime, il désigne un endroit bien identifié en mer, la zone de convergence intertropicale, où, d’un coup, le vent tombe. Il faut donc attendre, patiemment, que le vent souffle à nouveau dans la voile pour poursuivre sa route. C’est un peu ce qui se passe quand les jeunes « glandent » ou « zonent ». Winnicott propose de regarder ce phénomène adolescentaire comme un passage à vide nécessaire pour se trouver soi. René Roussillon va jusqu’à dire que le jeune se met en panne pour se trouver : il attend que quelque chose de personnel, un souffle vital, un désir – et non plus les diktats de ses parents – prenne dans sa voile. Dans les consultations familiales, pouvoir expliciter cette idée à des parents excédés ou inquiets m’a permis de les aider à prendre patience avec leur adolescent ou de les rassurer lorsqu’ils interprètent ce passage à vide comme un équivalent dépressif. Il s’agit bien entendu d’un recadrage .Une nouvelle lecture, de nouvelles significations proposées…, car d’autres facteurs interviennent dans le passage à vide de l’adolescence. Murray Bowen voit dans l’adolescence un défi pour tester sa capacité à s’autonomiser et à se débrouiller sans l’assistance de ses parents. Ce passage ne doit pas forcément se faire à grand fracas. La révolte adolescentaire est une modalité parmi d’autres d’individuation : c’est « l’individuation contre », dit Stierlin (2007). Mais il y a aussi une « individuation avec » où le processus se développe progressivement au départ du modèle, nourri par ce modèle. Ces deux modalités généralement s’alternent mais il me semble que dans les familles qui offrent aux enfants le droit de se différencier, d’avoir des idées personnelles, des désirs propres qu’ils ont le droit de formuler et qui sont pris en compte, la crise d’adolescence n’est pas forcément un passage obligé. Le mouvement de différenciation déjà amorcé dans l’enfance se poursuit et prend une vitesse supérieure jusqu’à l’âge adulte. Comme le dit Sacha Guitry : « Être adulte, c’est faire quelque chose, même si les parents sont d’accord » ! Selon M. Bowen, le jeune qui « crise » fort est souvent celui qui souffre de l’emprise parentale dont il n’arrive pas à se déprendre par des méthodes non violentes et qui va devoir utiliser toute son énergie pour mettre ses parents à distance émotionnellement. Mais parfois, une révolte musclée contre les valeurs et le style de sa famille sera nécessaire, ce qui, selon moi, peut se produire tant dans des familles à fonctionnement rigide qu’à fonctionnement chaotique. Dans ce dernier cas, le jeune va réagir non plus à la rigidité mais à la désorganisation ambiante génératrice d’anxiété et d’insécurité. À l’ère post-moderne dans laquelle nous vivons, chaque individu se retrouve face à la question de choisir sa vie et d’y trouver un sens et de la valeur. Autrefois, les directions de vie étaient principalement dictées par la religion ou les idéologies. On est donc passé de l’ère de l’hétéronomie à celle de l’autonomie (étymologiquement, se donner ses propres lois). Aujourd’hui, c’est l’individu qui doit chercher un sens à sa vie, entouré des siens, un sens qui rend sa vie digne d’être vécue. Ce sens n’est plus donné d’emblée. Comme le dit Marc-André Ouaknin (1994), le monde n’a pas de sens a priori, nous sommes dès lors « condamnés à interpréter ». Dans cette perspective, s’approprier son héritage psychique, ce n’est pas reprendre passivement à son compte ce qui a été légué (dépendance). Ce n’est pas non plus tout jeter à la poubelle et s’y opposer : la contre-dépendance n’est que le revers de la même médaille, l’autre facette de la dépendance car on agit toujours « par rapport à », « en réaction à », et non par rapport à soi. « Hériter, n’est-ce pas choisir, décider souverainement ? », dit Lydia Flem (p. 144). Il faut effectuer un travail de tri : dans tout ce que j’ai reçu de mes ancêtres en héritage, que vais-je garder, que vais-je éliminer et que vais-je créer, tenter de transmettre à la postérité car nous ne sommes pas des passeurs passifs ? Un positionnement personnel s’impose, en fonction de ce qui nous tient à cœur, de nos besoins, nos désirs, nos valeurs et du contexte de vie actuel. S’approprier un héritage, c’est aussi le faire évoluer, le transformer afin qu’il ne se nécrose pas, qu’il reste vivant et adapté au contexte actuel. André Comte-Sponville (2006) souligne à juste titre selon moi que « continuer d’avancer, c’est la seule manière de ne pas trahir sa source ». Et pourtant, ce travail psychique est souvent accompagné de conflits de loyauté plus ou moins aigus, notamment lorsque les choix personnels se démarquent largement de ceux des parents et des missions qu’ils ont confiées, plus ou moins explicitement, à leurs enfants. Ou encore lorsque la pression, implicite ou explicite, à reproduire le modèle familial est forte. À chacun de décider à quel point il veut rester fidèle à ce qui lui a été transmis ! Il y a sans doute des trahisons nécessaires (Catherine Ducommun-Nagy, 2006) ! Plusieurs moments du cycle de vie (adolescence, formation d’un couple, arrivée du premier enfant, …) sont propices à réaménager son modèle familial d’origine. Quand de jeunes adultes se rencontrent avec le projet de construire un couple, un « nous », ils revisitent souvent leurs modèles familiaux. Ils peuvent chercher à transmettre le modèle de leurs parents ou au contraire s’en différencier sur plusieurs points mais ensemble, ils doivent créer un « nous », un modèle commun. C’est une négociation qui peut être douloureuse, les partenaires ayant parfois l’impression de trop « céder » sur leurs désirs ou sur le modèle de leur famille d’origine. Lorsqu’ils attendent leur premier enfant, à nouveau les modèles des familles d’origine sont repensés au plan de la parentalité : vais-je être un père comme le mien, une mère comme la mienne ? Vais-je m’inscrire dans un modèle d’équipe parentale semblable à celui de mes parents ? En quoi ai-je envie de m’en distinguer ? De nos jours, avec le nouveau projet de loi sur le choix du patronyme pour le nouveau-né, la question se pose : va-t-on choisir de lui donner celui du père ou celui de la mère ? John Byng-Hall (1995) théorise, à l’aide du concept de « scripts », la manière dont chaque individu se positionne par rapport au modèle de sa famille d’origine. Le « script » désigne « les attentes familiales communes concernant la manière dont les rôles familiaux doivent être exécutés dans différents contextes. Le terme « attente » implique l’anticipation de ce qui doit être dit et fait dans les relations familiales ainsi que les pressions familiales pour accomplir, jouer les rôles comme cela est attendu ». Le script définit donc des scénarii relationnels attendus, qui permettent aux membres de la famille de se représenter les relations intrafamiliales. Il les rend prévisibles. Il y a donc plusieurs scripts dans une famille impliquant les différents sous-systèmes, des scripts conjugaux, parentaux (père-fille/fils, mère-fille/fils), grands-parentaux… Byng-Hall distingue les scripts réplicatifs, correctifs et actuels (intégratifs). On parle de script réplicatif dès lors que les enfants, devenus adultes, reproduisent, consciemment ou non, le type de relations qu’ils ont connues dans leur famille d’origine. Lorsqu’ils choisissent le contre-pied, en particulier quand ils ont souffert de certains modes relationnels dans leur famille d’origine, il parle de script correctif. Et de scripts actuels, ou intégratifs, lorsqu’ils arrivent à se construire un modèle personnel, créatif, en fonction de ce qui leur paraît important pour eux et adapté au nouvel environnement. On peut répéter les erreurs de ses parents par loyauté, consciente ou inconsciente. Marco, un jeune patient adolescent, ne voit presque plus son père depuis la séparation de ses parents. Ce dernier s’est mis à s’alcooliser fréquemment et ses activités professionnelles se font de plus en plus douteuses (trafic de voiture). Sa mère restreint les visites chez lui car il a des conduites à risque et met les enfants en danger, notamment en prenant le volant en état d’ivresse avec les enfants à bord. Bien qu’insécurisé lors des visites chez son père, Marco souffre car son père lui manque. Il commence alors lui aussi à « filer du mauvais coton ». Il rackette les petits dans la cour de récréation et commence à commettre de petits larcins dans les magasins. J’ai l’hypothèse qu’il réaffirme ainsi sa filiation empêchée à son père, mais de manière symptomatique. Boszormenyi-Nagy (1973) parle de loyauté invisible pour décrire ce phénomène. Marco et moi avons pris le temps de parler de ce manque et avons ensuite cherché d’autres chemins pour exprimer sa loyauté à son père. Je l’ai questionné sur les qualités de ce dernier. Avec une lueur de fierté dans les yeux, Marco m’a évoqué les talents footballistiques de son père, avant sa déchéance. Marco s’est affilié à un club de foot. Il m’a dit combien son père s’était dit heureux de cette décision. Son comportement a commencé à améliorer. Dans mes consultations, je rencontre aussi souvent des parents déçus de ne pas parvenir à ne pas répéter les manquements éducatifs de leurs parents. Ils avaient tant espéré, par exemple, pouvoir couper la chaîne de la maltraitance, tant rêvé d’autre chose pour leurs enfants. Leur projet de script correctif (contre-modèle) a échoué, ils sont rattrapés par leur passé malgré eux. Je recadre cependant que même si en apparence, ils sont dans un script réplicatif, ils se démarquent de leurs parents en consultant, en cherchant de l’aide et en se mettant en question pour le bien-être de leurs enfants. Mais les scripts correctifs peuvent eux aussi constituer des pièges. Je pense notamment à tous ces parents qui ont souffert d’avoir des parents extrêmement autoritaires et qui choisissent de prendre le contre-pied avec leurs enfants, tombant parfois dans l’excès inverse, devenant des parents trop laxistes, avec des enfants rois, agités et anxieux de tout ce pouvoir qu’ils sont incapables d’assumer. Et enfin, il y a tous ceux qui arrivent à construire à deux des scripts intégratifs et qui allient, sur cette question, écoute et respect de l’enfant avec une bonne autorité « contenante » et rassurante. C’est donc une erreur de penser que plus on est en conformité avec le modèle de sa famille d’origine, mieux on se porte. Mais je pense qu’après avoir fait son travail de tri, on se sent mieux si l’on peut identifier ce que l’on a repris à son compte de ses parents. Dans toutes les familles, même les pires, il y a de bonnes choses. Il me semble que les loyautés tiraillent souvent moins quand l’individu peut se réconcilier avec les bonnes choses de sa famille d’origine. C’est important, en thérapie, de prendre le temps de se souvenir des bonnes choses de sa famille d’origine, des bons souvenirs, de ce qu’on y a apprécié et qu’on souhaite s’approprier et transmettre à ses enfants. Je pense que cela aide à vivre. De nombreux patients n’apprécient pas qu’on les amène à critiquer trop négativement leurs parents. Ils témoignent souvent que c’est insupportable et qu’ils se sentent infidèles aux leurs. Il arrive qu’ils ne poursuivent pas la thérapie pour cette raison. Et en particulier les adolescents les plus rebelles ! L’expérience m’a appris à ménager les loyautés de mes patients à leur famille d’origine dans les premiers temps de la thérapie. Ce n’est que dans un second temps qu’ils peuvent accéder à un positionnement plus critique, sans trop de sentiments de culpabilité. Au départ, je n’hésite pas à souligner ce qu’ils ont reçu de leurs parents et ce qu’ils peuvent encore faire pour eux, en fonction de leur mérite. Donner, c’est bon pour la santé mentale car, comme le souligne Boszormenyi-Nagy (1973), tout don est occasion de légitimation, c’est-à-dire de se vivre comme quelqu’un de bien. Et cela vaut même pour ceux qui ont peu reçu et qui croient (croyance trop souvent partagée par les thérapeutes !) que le salut est du côté du recevoir alors qu’il est aussi du côté du don. L’héritage psychique inconscient. Le « contrat narcissique » évoqué plus haut, ce contrat qui lie les membres d’une même famille entre eux pour assurer la survie du groupe, n’a pas toujours que des effets structurants. Il peut être enfermant, oppressant. Parfois même aliénant, lorsque la famille transmet à l’enfant des secrets, des traumatismes psychiques non dits. C’est le cas pour Lydia Flem. Pour elle, la question de l’héritage et de son appropriation est rendue plus délicate encore par l’existence de pesants non dits. Ses parents, d’origine juive, ont toujours refusé de lui parler de tout un pan de leur passé qui concerne leur déportation dans les camps de concentration, les horreurs qu’ils y ont vécues et l’extermination de toute une partie de la famille. Pour eux, se détourner de ce passé sert à ne plus être constamment bouleversés : trop de pertes, de douleur, d’inhumanité, de culpabilité. Se taire là-dessus, c’est tenter de survivre à l’horreur et d’essayer que la vie l’emporte. C’est la meilleure manière qu’ils ont trouvée de continuer à vivre. Mais leur fille, elle, est aux prises avec la détresse muette de ses parents qu’elle perçoit très bien. La tentative de sauvetage des parents (le silence) devient un piège pour la génération suivante : Lydia se trouve face à une souffrance invisible qui la hante car elle n’en connaît rien. Tel un fantôme aux contours flous. M. Selvini (1997) évoque très bien cette question dans son article sur la méconnaissance de la réalité : les facteurs de protection à une génération deviennent des facteurs de risque à la suivante. Que va faire Lydia Flem de cet héritage inconscient, de ce pan d’histoire frappé de tabou par ses parents ? Va-t-elle choisir d’y faire la lumière, transgressant ainsi la loi du silence imposée par ses parents ? Avec peut-être un lourd tribut à payer du côté de ses loyautés familiales. Ou bien va-t-elle choisir de se soumettre à la loi du silence, ménageant ainsi sa loyauté à ses parents mais pas à elle-même ? Dans mon article de 2009, j’illustre combien les enfants qui grandissent dans des familles portant des secrets sont habités par l’ambivalence : une partie d’eux veut savoir et une autre les en empêche activement. L’enfant est au départ spontanément curieux de tout ce qui le concerne de près, la vie de ses parents, ses origines,… Il veut donc savoir. Mais une autre partie de lui hésite à percer le secret. Il pressent quelque chose de terrible. Malgré la curiosité qui le tenaille, l’enfant a peur et recule face à la vérité pour plusieurs raisons : peur de ce qu’il va apprendre (comment l’assumer, comment continuer à vivre avec ça ?), de l’impact émotionnel sur lui et sur les parents, peur de transgresser l’injonction tacite de silence des parents, … Les générations sont parfois liées par une sorte de « pacte dénégatif » qui impose la transmission du non-dit. Les parents disent ou transmettent de manière non verbale à leurs enfants « on ne parle pas de cela » ou encore « tu vas encore faire pleurer maman ». Qu’en dit L. Flem ? « Et cette question toujours sous-jacente : y avait-il des secrets de famille ? Qu’allais-je découvrir que je voulais ou ne voulais pas apprendre ? Oserais-je ouvrir les tiroirs, scruter les interstices ou allais-je pudiquement me détourner de certaines choses, les enfouir dans des sacs et des cartons sans les déflorer, les jeter ou même les brûler sans rien savoir ? (p. 68) « J’avais des mots en trop pour eux qui en manquaient. Cette disparité justifiait mon écriture, mais elle me renvoyait aux vertiges de la solitude que j’avais éprouvée en leur présence. La détresse qui m’habitait avait été d’autant plus intense qu’elle était le double de leur propre détresse bien qu’ils n’aient pas pu faire face, l’élaborer, la digérer, la métamorphoser, mais seulement tenter de l’endiguer, de la tenir tant bien que mal à distance. J’avais grandi sans pouvoir m’appuyer sur eux, épongeant leurs angoisses et leurs cauchemars sans que jamais rien n’en soit dit. (…) Ce pouvait être à la rigueur un sujet de discussion détaché de tout affect, jamais une rencontre, même balbutiante, à travers des mots et des émotions, une conversation entre parents et enfants. (…) Je me réfugiais dans les livres, la musique, la peinture, la danse. Je cherchais dans la littérature l’expression de sensations et de sentiments qui à la maison erraient comme des fantômes insaisissables. Mes parents m’y encourageaient, cherchant même une complicité, qui m’isolait davantage. Ils étaient dupes, j’étais livrée à leurs démons que j’avais fait miens. Nos vies se télescopaient. Ma mère n’avait pas été gazée à Auschwitz, mais moi je vivais asphyxiée depuis toujours. Sombre héritage. Leurs langues étaient demeurées muettes, leurs papiers devenaient loquaces. J’avais un besoin vital de lire leurs archives, de les consulter dans leur matérialité même. Préciser les dates, noter les faits, regarder leur vérité comme une réalité, non pas seulement comme un fantasme terrifiant, hors de sens. » (p. 71–74) L. Flem a choisi le chemin de la curiosité et de la vérité. Elle va se libérer de son passé par l’écriture et la psychanalyse : « Je voulais savoir. Non plus être le contenant passif d’une trop grande douleur mais assumer l’histoire qui avait précédé ma naissance, comprendre l’atmosphère dans laquelle j’étais née. Me dégager d’un passé qui était resté entravé dans leurs poumons et m’avait empêchée de respirer librement. » (p. 75) « À travers la concoction de la langue, l’indicible de leur passé ne m’empêchait plus de vivre ma vie, séparée de la leur. Je ne serais plus l’enclos passif de leur détresse et de leur mutisme, mais l’héritière active de ma filiation. « Ce que tu as hérité de tes parents, acquières-le pour le posséder. ». (p. 70) Elle va écrire un nouveau roman familial, un nouveau récit, évolutif, adapté à ses besoins et à l’air du temps, qui rend enfin dicible ce pan douloureux de leur histoire. Un récit qui la libère et lui ôte cette angoisse au ventre. Car les enfants qui sont aux prises avec un traumatisme de leurs parents non élaboré et non dit peuvent réagir de diverses manières (Calicis, 2006, 2009) :
Toutes ces « solutions » sont psychiquement coûteuses car l’enfant souffre, s’ampute d’une partie de lui-même et n’arrive pas à développer tout son potentiel. Il existe encore une solution, celle de questionner les zones d’ombre et de transgresser l’interdit de savoir parfois imposé par les parents afin de pouvoir élaborer ce passé traumatique. Lydia Flem, comme bien d’autres, a choisi, malgré son ambivalence, d’entreprendre une recherche active sur l’histoire de ses parents pour s’approprier leur héritage, y compris ses pans traumatiques non dits. L’écriture en a été le vecteur. Nous voyons donc que l’appropriation d’une transmission transgénérationnelle implique elle aussi de s’octroyer le droit de transgresser, d’être curieux. Et de chercher son chemin entre loyauté aux origines et fidélité à soi-même. Texte de Florence Calisis dans les héritages familiaux, comment faire avec nos loyautés
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