Cette semaine, deux vieilles dames sont tombées. L’une s’était aidée de la nappe pour se lever de table. Mais la toile cirée a glissé, lentement, jusqu’au point où la dame est tombée, tenant la nappe toujours à la main. Elle a appelé et attendu longtemps qu’on la trouve et l’aide à se relever. L’autre s’est retournée un peu vite, le lait qui bout vous savez. Mouvement brutal des yeux, rapide du haut du corps, les bras se tendent alors que les pieds, plus lents, traînent puis butent. Sans faire d’imprudence, elles sont tombées. De ces dangers quotidiens, pas exactement ceux-ci, mais d’autres, voisins, je leur avais pourtant, il n’y a pas bien longtemps, parlé. Nous avions parlé de ces vieilles habitudes : monter sur le tabouret pour atteindre le haut de l’armoire, ne pas vouloir se séparer de cette descente de lit qui glisse et fait des plis, mais permet aux pieds nus de se poser à terre au réveil les matins d’hiver. Elles m’avaient écouté, gentiment comme on dit, sans que rien n’en soit tout d’abord changé. Il avait fallu y revenir, plusieurs fois me répéter. Nous avions parlé de ces petites imprudences et de ces graves dangers liés à la vie même et au temps qui passe, liées à ce décalage entre ce qu’on pense encore être, ce qu’on voudrait tellement encore pouvoir; et ce qu’on est et peut. Parlé encore de cette expérience de soi, sédimentée par des années de vie, de ces possibilités physiques et psychiques qu’on n’arrive pas à quitter, de la tristesse enfin de se voir si vieux, de sentir ses possibles se restreindre d’année en année. Difficile alors de se passer de ce dernier étage de l’armoire que l’on a toujours utilisé. Douloureux de quitter ce tapis qui vous accompagne depuis des années, a connu le temps où le mari était encore vivant. Comment accepter cela sans souffrance, sans révolte, sans combat ? Alors parfois, moitié par habitude moitié par bravade, on grimpe sur le tabouret. Et les deux vieilles dames sont tombées, une sur le dos, l’autre sur le côté. Ah, sûr, quatre ans plus tôt elles auraient pu se rattraper, se rééquilibrer. Sans doute même, dans ce moment qui précède la chute, dans l’instant où l’on perçoit le déséquilibre sans croire à ses conséquences, pensaient-elles encore l’éviter. Rien à faire, elles sont tombées. Ce qui quatre ans auparavant n’était pas imprudence, le voilà devenu insensiblement danger. Ce refus d’actualisation face à une vie où les possibles se restreignent n’est-il pas comprendre selon la formule de Merleau Ponty comme « ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé » . Ancienne présence au monde où un petit déséquilibre est spontanément corrigé, où la vacillation autour du point de gravité fait partie de la vie. Anciens plaisirs qui ne se décident pas à devenir passés : plaisir d’être en hauteur et plaisir de la glissade hérités de l’enfance. Mais cette semaine, les deux vieilles dames sont tombées. Je les ai examinées, elles avaient mal, et j’ai fait effectuer des radios. Ça casse tellement vite à cet âge là, les os. C’est bien simple, une fois sur deux, c’est cassé. On en a pourtant fait des chutes dans cette satanée vie, et globalement ce qu’on expérimente de la chute, de la « petite chute » chez soi, c’est que ça ne casse pas. Eh bien là encore, cet ancien présent nous trompe et doit être dépassé. Rien de cassé heureusement cette fois-ci, ni chez l’une, ni chez l’autre. Et pourtant toutes les deux vont me demander d’être hospitalisées ! Extrait d'un écrit de Guy Even "La chute chez le vieillard. Le médecin et ses malades".
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